La vérité sur Yasuke, le « samouraï noir » qui fait polémique

Publié par Pierre, le 4 juillet 2024

Temps de lecture :  minutes


Il y a un mois environ, un vent de panique morale a soufflé sur Internet. La cause : l’annonce par la société Ubisoft d’un nouvel épisode de sa série de jeux vidéo Assassin’s Creed, intitulé Shadows. Ce dernier se déroule dans le Japon du XVIe siècle et a surpris son public en présentant un personnage d’origine africaine. Une particularité qui n’a pas manqué de faire réagir négativement et de faire tomber sur le jeu un procès en « wokisme ». Pourtant, l’histoire japonaise comporte bien un samouraï noir, Yasuke. C’est ce personnage fascinant que je vous propose de découvrir.

Une virée dans le Japon féodal

Si vous ne connaissez pas cette franchise, sachez qu’Assassin’s Creed a comme particularité de se dérouler dans notre monde et de plonger ses protagonistes dans les grands moments de l’histoire : Croisades au Proche-Orient, Renaissance italienne, Guerre d’indépendance américaine… Bref, un postulat idéal pour ravir (ou malmener, c’est selon), les férus d’histoires. Pour l’anecdote, j’ai eu l’occasion de travailler sur trois épisodes de la licence il y a une dizaine d’années, à savoir Black Flag, Rogue et Pirates.

Le 15 mai dernier, Ubisoft a dévoilé l’univers de ce nouvel opus : le Japon de la fin de l’époque Sengoku (戦国時代, Sengoku-jidai), une période trouble, marquée par des conflits quasi permanents. Plus spécifiquement, le jeu débute en 1579, soit durant l’époque Azuchi Momoyama (1573-1603). Le contexte n’a a priori rien de surprenant : il a déjà été traité dans un nombre incalculables d’œuvres de fiction. C’est surtout l’apparence de l’un des protagonistes qui a fait parler d’elle.

La bande-annonce du jeu Assassin’s Creed Shadows. En japonais, immersion oblige !

Pourquoi pas un samouraï vraiment japonais ?

Le personnage féminin est somme toute assez classique : une sorte de ninja, qui colle parfaitement à la thématique de la série, à savoir les assassinats (plus ou moins) discrets. Quant au gaillard en armure, le fait qu’il soit Africain a valu aux développeurs du jeu des torrents d’injures. Pourtant, il s’inspire d’une figure historique bien connue des Japonais : Yasuke, le samouraï noir.

Derrière les critiques, un raisonnement revient souvent : dans un jeu se déroulant au Japon, pourquoi ne pas proposer tout simplement un « vrai » samouraï japonais ? S’il est impossible de savoir si le personnage est bien écrit, on peut en revanche affirmer qu’il s’agit d’un choix astucieux. Nous allons voir pourquoi.

Yasuke, un personnage historique aux contours flous

L’intérêt de faire incarner Yasuke au joueur tient tout d’abord de ce que l’on sait du personnage. Son existence est attestée par plusieurs documents du XVIe siècle, mais une partie de sa biographie est inconnue. D’un côté, il permet donc aux scénaristes d’ancrer le jeu dans son contexte, en offrant la possibilité de contrôler une figure illustre de l’histoire japonaise. De l’autre, cette part de mystère laisse une grande liberté pour adapter le personnage à l’intrigue du jeu, sans aller contre les faits historiques. Mais ce n’est pas tout.

Un homme d’Afrique de l’est

Comme vous pouvez l’imaginer, Yasuke n’est pas originaire du Japon. D’après le prêtre jésuite François Solier (1558-1628) dans son Histoire ecclésiastique des isles et royaumes du Japon, l’homme qui sera plus tard appelé Yasuke est originaire du Mozambique, qui faisait alors partie de l’Empire colonial portugais.

Dans les écrits portugais, il est appelé « Cafre », un terme qui provient de l’arabe كَافِر (kāfir), « incroyant, infidèle », utilisé pour désigner les peuples bantous du sud-est de l’Afrique.

On ignore tout de sa jeunesse : sa date de naissance, son nom d’origine, son ethnie, sa langue maternelle ou sa religion sont autant d’inconnues qui en font une excellente page blanche pour un scénario de jeu. Il serait issu des peuples Makua ou Yao, mais rien ne permet non plus de le confirmer. On suppose qu’il a été vendu comme esclave et amené à Goa, un important comptoir portugais en Inde.

De l’Inde au Japon

En 1574, un prêtre jésuite italien, Alessandro Valignano, est chargé par son ordre, la Compagnie de Jésus, de voyager dans les Indes et en Extrême-Orient, pour visiter les missions locales et répandre la foi chrétienne. Arrivé à Goa, il prend Yasuke à son service en septembre 1574.

Alessandro Valignano, une figure majeure des contacts entre l’Occident et l’Orient au XVIe siècle (source).

Le 20 septembre 1577, les deux hommes quittent Goa et entament un voyage de près de deux ans vers l’Orient, le long des routes commerciales portugaises. Après une escale à Malacca, en Malaisie, puis à Macao, en Chine, ils débarquent au Japon le 25 juillet 1579 à Arima, sur l’île de Kyūshū.

En vert, les routes commerciales portugaises. On y voit bien le périple entrepris par Yasuke et Valignano (source).

L’un des premiers noirs au Japon

A cette époque, les contacts entre l’Europe et le Japon sont encore une nouveauté : les Portugais ont été les premiers Occidentaux à arriver à Nagasaki, en 1543. C’est la période dite du « commerce Nanban » (南蛮貿易時代, Nanban bōeki jidai). Le terme nanban (南蛮), utilisé par les Japonais pour parler des Européens, signifie littéralement « barbares du Sud » !

Contrairement à une idée reçue, Yasuke n’est pas le premier Africain à fouler le sol japonais. Il est alors courant pour les commerçants portugais d’être accompagnés de serviteurs noirs. Un Mozambicain arrivé en 1546 sur un navire portugais semble être le premier Africain au Japon. Selon une lettre écrite par un prêtre catholique, sa venue a suscité une vive curiosité : des Japonais n’ont pas hésité à parcourir près d’une centaine de kilomètres pour venir le voir ! Un autre prêtre jésuite, Organtino Gnecchi-Soldo, arrivé en 1570, recommande même à ses confrères de venir accompagnés d’Africains, car les Japonais sont prêts à payer pour voir un homme de couleur.

La rencontre avec Oda Nobunaga

Après un peu plus d’un an passé sur l’île de Kyūshū, Alessandro Valignano, accompagné des pères Organtino Gnecchi-Soldo (que nous venons d’évoquer) et Luís Fróis, fin connaisseur du Japon, partent pour Kyōto, le 8 mars 1581. Dans la capitale, ils rencontrent le daimyō Oda Nobunaga (織田 信長), qui est alors l’homme le plus puissant du pays.

Cette image japonaise pourrait représenter une entrevue entre Luís Fróis et Oda Nobunaga (source).

Nobunaga est en effet considéré comme le premier des trois « unificateurs du Japon ». Redoutable chef de guerre, il est aussi un homme politique habile et un protecteur des arts. Il accueille favorablement la culture européenne et est même l’un des premiers Japonais à se vêtir à l’occidentale. Il accorde même sa protection aux Jésuites, sans pour autant se convertir au christianisme.

En gris, les territoires contrôlés par Oda Nobunaga et son allié Toyotomi Hideyoshi en 1582 (source).

Une forte impression

Lors de ce voyage à Kyōto, Yasuke accompagne les trois prêtres jésuites. Son arrivée ne passe pas inaperçue : Fróis rapporte que l’hystérie est telle que des habitants de la ville en viennent aux mains pour apercevoir cet homme noir, allant jusqu’à enfoncer la porte d’un bâtiment où séjournent les chrétiens. Intrigué, Oda Nobunaga demande à voir cet étrange visiteur. Il refuse tout d’abord de croire que la peau de l’Africain puisse être aussi sombre et exige qu’il soit déshabillé jusqu’à la taille. Le pensant recouvert d’encre, il le fait laver, mais rien n’y fait : plus la peau de l’homme est propre, plus elle devient sombre.

Dans une chronique de la vie de Nobunaga, le Shinchō kōki (信長公記), rédigée par Ōta Gyūichi (太田 牛一), l’un de ses vassaux, une description est donnée du visiteur :

« Le 23e jour du deuxième mois, un moine noir vint du pays chrétien. Il paraissait âgé de 26 ou 27 ans et son corps tout entier était noir comme celui d’un bœuf. Il semblait vigoureux et d’excellente constitution. De plus, sa force surpassait celle de dix hommes. »

Source : Shinchō kōki (visible sur cette page).

Le terme utilisé, 黒坊主 (kuro-bōzu), littéralement « bonze noir », laisse à penser que l’homme avait l’apparence d’un moine bouddhiste, donc peut-être le crâne rasé. Ou alors, il était identifié aux prêtres chrétiens, perçus comme des « bonzes ».

Impressionné, Oda Nobunaga demande à Alessandro Valignano de lui laisser son serviteur, ce qu’il accepte. Le daimyō le prend alors à son service et lui donne le nom qui le rendra célèbre, Yasuke (弥助 ou 弥介, voire 彌介).

Sur cette boîte, qui renferme un nécessaire à écrire, figure un personnage de grande taille, à la peau sombre, vêtu à la portugaise. Une représentation de Yasuke (source) ?

Un nom aux origines mystérieuses

Le nom Yasuke n’existe normalement pas en japonais. Plusieurs hypothèse ont été formulées à son sujet. Il pourrait s’agir d’une déformation du véritable patronyme de cet homme, par exemple Yasufe, ou de celui que lui ont donné les Jésuites. L’historien Thomas Lockley a par exemple proposé une corruption du prénom Isaac, ou Isaque en portugais.

La terminaison -suke existe cependant dans des prénoms japonais (comme Kensuke ou Jinnosuke), sous la forme des kanji 助, 介 ou 輔. Le caractère 助 comporte la notion d’assistance, comme dans le verbe 助ける (« aider »). Quant à 介, il renvoie au statut de suke (介), un officier de haut rang qui vient après le kami (守). Yasuke n’a évidemment jamais occupé une fonction aussi importante. Tout au plus peut-on supposer que Nobunaga a fait référence à son statut de serviteur des Jésuites, ou alors qu’il a souhaité lui conférer un rôle d’assistant personnel.

Dans tous les cas, le nom japonais de Yasuke est une énigme de plus dans la vie de cet intrigant personnage.

Un rôle sujet à débats

Toujours d’après le Shinchō kōki, Nobunaga prend rapidement Yasuke à son service. Il se montre particulièrement généreux, lui offrant un salaire, un tantō (sabre court), ainsi qu’une résidence. Il lui confère également l’honneur de porter ses armes.

Ce qui nous amène à un autre versant de la polémique concernant le jeu Assassin’s Creed Shadows : certains observateurs accusent Ubisoft d’avoir gonflé le rôle de Yasuke, en soutenant qu’il était un « simple porteur d’armes » plutôt qu’un véritable samouraï.

Samouraï ou « simple » porteur d’armes ?

Pour répondre à cette polémique, il faut apporter deux éléments. Tout d’abord, aucune source ne mentionne le statut exact de Yasuke dans la société japonaise. Ensuite, tout dépend de ce qu’on entend précisément par « samouraï ». Le sens donné à ce terme est fluide et a évolué en fonction des époques. Globalement, on peut considérer qu’un samouraï est un guerrier au service d’un daimyō, c’est-à-dire un grand seigneur féodal. Il combat dans son armée ou assure sa protection personnelle, contre une rémunération, sous forme de salaire ou de terres.

Il est peu probable que Yasuke, en tant qu’étranger d’origine modeste, ait eu le privilège d’intégrer la noblesse d’épée japonaise, avec son étiquette rigide. Dans une lettre datée du 8 octobre 1851, le père Lourenço Mexía le mentionne en ces termes :

« L’homme noir parlait un peu japonais et Nobunaga ne se lassait jamais de leurs conversations. Parce qu’il était fort et connaissait des tours, Nobunaga prenait plaisir à le protéger et le faisait déambuler dans Kyōto en compagnie d’un domestique. Certains en ville pensaient que Nobunaga allait faire de lui un tòno. »

Le terme tòno correspond au japonais 殿 (tono), qui désigne un seigneur féodal. On peut en tirer deux conclusions : Yasuke n’était pas un noble à proprement parler, mais il jouissait d’un prestige certain.

De plus, le fait qu’il ait reçu sa propre arme des mains de Nobunaga n’est pas anodin. A cette époque, il est rare pour un Japonais ordinaire d’en posséder une. Ces lames sont avant tout l’apanage de l’élite et plus particulièrement des samouraïs. On notera cependant qu’il est uniquement fait mention d’un tantō, sabre court dont la lame ne dépasse pas 30 centimètres. On ignore si Yasuke a possédé une arme plus longue, comme un tachi ou un katana.

Deux exemples de tantō : lame seule et complet avec son fourreau (source).

La question du salaire

Dernier détail notable, le salaire versé à Yasuke. La version du Shinchō kōki donnée en lien plus haut emploie le terme 俸禄 (hōroku), un terme historique qui désigne l’allocation versée à un serviteur. Dans le Japon féodal, chaque seigneur tire ses revenus de la possession d’un fief, dont la valeur est indexée sur la production de riz, le koku (石). Il utilise ensuite cette rente pour payer les hommes à son service, dont les samouraïs.

Le versement d’un salaire suffit-il à faire de Yasuke un véritable samouraï ? Un utilisateur de Reddit a trouvé dans les textes de l’époque un terme synonyme, 扶持 (fuchi) et s’est employé à le rechercher dans le Shinchō kōki. Il a constaté que le mot 扶持 est utilisé spécifiquement pour parler de l’allocation versée à des samouraïs. Si ce n’est pas suffisant pour en conclure que Yasuke est lui-même devenu samouraï, on peut supposer qu’il était plus qu’un simple serviteur.

La vie de Yasuke au Japon

Après être entré au service d’Oda Nobunaga, Yasuke le suit dans son célèbre château d’Azuchi, récemment bâti au sud-est de Tokyo. Le rôle qu’il tient aux côtés du daimyō est là aussi sujet à débats : certains voient en lui un koshō (小姓), sorte de page, ou bien un garde du corps (用心棒, yōjinbō). Quoi qu’il en soit, ces fonctions impliquent d’accompagner le seigneur dans ses déplacements et d’assurer sa protection personnelle.

Le château d’Azuchi, achevé en 1579, est considéré comme l’un des plus novateurs de son époque. Richement décoré, il ajoute une dimension politique à la fonction défensive de l’édifice (source).

On retrouve ensuite la trace de Yasuke dans le journal de Matsudaira Ietada (松平 家忠), un vassal de Tokugawa Ieyasu, autre puissant seigneur féodal de l’époque. Ietada a consigné les événements auxquels il a assisté entre 1575 et 1594 dans un document qui nous est parvenu, le Ietada Nikki (家忠日記).

Après la bataille de Tenmokuzan, qui voit l’anéantissement des Takeda, Oda Nobunaga part pour une tournée d’inspection du fief du clan vaincu, le province de Kai. Ietada relate sa rencontre avec Yasuke dans une entrée du 11 mai 1582.

Sire Nobunaga était accompagné d’un homme noir qui lui avait été présenté par les missionnaires et qu’il avait pris à son service. Son corps était noir comme de l’encre et il mesurait six shaku et deux bu. Il s’appelait Yasuke.

Cette taille correspond à environ 1m82. Sachant que la taille moyenne des Japonais de l’époque était d’environ 1m57, on réalise vite à quel point Yasuke pouvait paraître colossal !

Quelques jours plus tard, le 14 mai 1582, Yasuke part pour la province d’Echizen, accompagné de Luís Fróis et d’autres missionnaires. Ils y rencontrent des samouraïs tels que Hashiba Hidekatsu et Shibata Katsuie, respectivement fils et beau-frère d’Oda Nobunaga. Il rentre à Kyōto le 30 mai.

Quand tout bascule : l’incident du Honnō-ji

Cette période faste pour Yasuke est interrompue par l’un des événements majeurs de l’histoire du Japon : l’incident du Honnō-ji. Nobunaga est alors au faîte de sa puissance : après avoir écrasé le clan Takeda et affaibli durablement le clan Uesugi, ses principaux rivaux, Oda Nobunaga a les coudées franches pour mener à bien son projet d’unification du Japon.

Profitant l’éloignement de ses deux principaux alliés, Tokugawa Ieyasu et Toyotomi Hideyoshi, l’un des généraux d’Oda Nobunaga, Akechi Mitsuhide (明智光秀), décide de trahir son maître. Ce dernier se trouve alors dans son lieu de repos habituel de Kyōto, un temple bouddhiste nommé Honnō-ji (本能寺), entouré uniquement d’une poignée de serviteurs.

La fin de Nobunaga

Mitsuhide, à la tête d’une armée de 13 000 hommes, est sûr de sa victoire. Le 21 juin 1582 vers 6h du matin, il encercle le Honnō-ji et lance l’assaut. Sa victoire est certaine. Nobunaga choisit cependant de livrer une résistance désespérée. La tradition rapporte qu’armé de son arc, il tire sur ses assaillants jusqu’à être à court de flèches. Il se saisit alors de sa lance et continue le combat. Une blessure à l’épaule l’oblige à battre en retraite.

Le dernier combat de Nobunaga, par Tsukioka Yoshitoshi (source).

Il ordonne aux femmes de cour présentes de quitter les lieux. Puis il charge son garde du corps, Mori Ranmaru (森 蘭丸), de ne laisser entrer personne. Afin d’échapper à l’humiliation de sa défaite, Oda Nobunaga s’enferme dans le temple et commet seppuku, le suicide rituel. Pour que les restes de leur maître ne soient pas capturés, les serviteurs de Nobunaga mettent le feu au temple. Ranmaru et ses frères périssent dans l’incendie.

Certaines œuvres de fiction font participer Yasuke à cette bataille. Cependant aucun document ne permet d’affirmer qu’il ait été présent sur place.

On sait en revanche qu’il est aux côtés d’Oda Nobutada (織田 信忠), le fils aîné de Nobunaga, qui se trouve lui aussi à Kyōto. Apprenant la nouvelle, il prévoit tout d’abord de se porter au secours de son père, mais ses généraux l’informent qu’il est déjà trop tard. Conscient qu’Akechi Mitsuhide ne le laissera pas quitter la capitale en vie, il décide de se retrancher dans le château de Nijō Shin-Gosho (二条新御所).

Malgré une résistance acharnée, les défenseurs sont rapidement dépassés. Comme son père avant lui, il décide de se suicider par seppuku dans le château en flammes. Son corps n’est pas retrouvé.

La capture de Yasuke

Yasuke participe à la défense du château de Nijō mais est capturé par les attaquants. Dans une lettre du 5 novembre 1582, Luís Fróis décrit l’incident du Honnō-ji.

Le cafre que le père visiteur [Alessandro Valignano] avait laissé auprès de Nobunaga, se rendit après la mort de ce dernier à la demeure de son fils. Il s’y battait depuis longtemps lorsqu’un vassal d’Akechi s’approcha et lui dit : « Ne crains rien, donne-moi cette épée ». Il la lui remit. Le vassal demanda à Akechi quel sort réserver au cafre. Akechi lui répondit : « Ce noir est un animal, il ne sait rien et n’est même pas Japonais. Alors ne le tue pas et remets-le à l’église des pères venus d’Inde. »

Les avis divergent quant à l’interprétation à donner aux paroles d’Akechi Mitsuhide. S’agit-il d’une marque de racisme, ou d’une justification pour épargner la vie de cet adversaire ? Dans tous les cas, Yasuke est conduit dans le nanban-ji de Kyōto, où il est recueilli par les Jésuites. Dans sa lettre, rédigée cinq mois après les événements du Honnō-ji, Luís Fróis se réjouit que Yasuke ait survécu.

Une disparition troublante

La missive de Fróis constitue le dernier témoignage connu à mentionner Yasuke. Si on peut penser qu’il était en vie en novembre 1582, passé cette date, il disparaît brusquement de l’histoire. Aucun détail sur sa vie ne nous est parvenu et on ignore s’il est demeuré au Japon ou s’il a repris la mer avec les Jésuites.

Une source mentionne toutefois qu’un homme noir se serait battu aux côtés des forces du clan Arima au cours de la bataille d’Okita Nawate, qui s’est déroulée le 3 mai 1584 dans la province de Hizen, près de Nagasaki. Des hommes à la peau sombre figurent également sur des œuvres d’art de la fin du XVIe et du début du XVIIe siècle.

Rien ne permet cependant d’affirmer qu’il s’agit de Yasuke, qui n’est pas le seul Africain présent au Japon à cette époque.

Cette image anonyme de 1605 représente un lutteur à la peau sombre (source).

Comment le Japon s’est approprié Yasuke

Personnage mineur de l’époque Sengoku, Yasuke reste longtemps peu connu des Japonais. Il connaît un regain de popularité en 1968, avec un livre pour enfants, Kurosuke (くろ助), écrit par Yoshio Kurusu et illustré par Genjirō Mita, qui raconte de manière romancée la vie de Yasuke au service d’Oda Nobunaga. Le roman rencontre un grand succès et gagne l’année suivante le prix de l’association japonaise des écrivains pour enfants en 1969.

Kurosuke, la première œuvre populaire mettant en scène le personnage Yasuke.

Par la suite, il devient un personnage récurrent de la culture japonaise. Il apparaît directement ou inspire des personnage dans un grand nombre d’œuvres : romans, manga, jeux vidéo, documentaires… L’Occident s’empare à son tour de Yasuke et achève de faire de lui un personnage d’envergure mondiale.

Une représentation contemporaine (et peu historique) de Yasuke, dans le jeu Samurai Warriors 5.

Une polémique qui n’a pas lieu d’être

Yasuke est bien ancré dans la culture japonaise. Lui consacrer un jeu vidéo n’a donc rien de nouveau. Quant à la controverse entourant son statut, impossible de lui donner une conclusion qui satisfasse tout le monde. Etait-il un véritable samouraï (侍), un « simple » porteur d’armes (小姓), un guerrier (武士), un fantassin (足軽) ou bien un garde du corps (用心棒) ? Les textes ne permettent pas de le déterminer avec précision.

Notons au passage que la langue japonaise du XVIe siècle n’est pas celle d’aujourd’hui et que la perception de certains termes a évolué au cours de l’histoire. Les textes de l’époque, difficiles à lire pour nos contemporains, ont même parfois été adaptés en japonais moderne, avec un choix de mots différent. N’oublions pas que certaines sources ont même été rédigées en portugais, ce qui complique encore l’équation.

Un personnage mineur, mais unique

Tout ce qu’on peut dire, c’est que Yasuke a eu la chance de connaître une trajectoire unique, normalement inaccessible à un homme de son extraction. Peut-être était-il un simple faire-valoir exotique au service d’un daimyō excentrique, qui voyait en lui un moyen d’afficher son prestige. Peut-être était-il au contraire un personnage important dans l’entourage de Nobunaga. Les textes ne permettent pas de trancher.

Si on compare Yasuke à l’un de ses contemporains, le navigateur anglais William Adams (1564-1620), on trouve davantage d’éléments prouvant que ce dernier a atteint un statut de samouraï. Il a reçu le titre officiel de hatamoto (porteur de bannière), une paire de sabres, un salaire, ainsi qu’un fief. Yasuke ne semble pas avoir connu tant d’honneurs.

William Adams, ou Miura Anjin (三浦按針) au Japon, face à un daimyō et son entourage (source).

Yasuke, otage de notre époque ?

Il est également important de ne pas gonfler l’importance de Yasuke. Son rôle dans l’histoire japonaise reste limité. On ne lui connaît que trois ans sur l’Archipel, avant qu’il ne disparaisse de l’histoire. Aussitôt après la mort de ses protecteurs, Oda Nobunaga et Nobutada, il semble perdre son statut privilégié. Là où un samouraï important aurait poursuivi ses activités au cours de l’époque Sengoku, Yasuke est simplement remis aux Jésuites.

Qu’à cela ne tienne, les avis vus sur Internet qui réduisent Yasuke au rôle de simple serviteur n’ont pas de sens. Dans la hiérarchie stricte du monde des samouraïs, être un serviteur n’a rien d’infamant. Après tout, le terme 侍 (samurai) dérive du verbe classique 侍ふ (saburafu), « servir ». Le kanji 侍 se retrouve également dans des verbes tels que 侍る (haberu) ou 侍する (jisuru), qui ont le même sens de « servir ». Affirmer que Yasuke n’était pas un véritable samouraï sous prétexte qu’il n’était « qu’un serviteur » n’a pas de sens. Rappelons que le célèbre Toyotomi Hideyoshi a un temps eu le statut de porte-sandale d’Oda Nobunaga !

A l’inverse, une tendance afro-centriste tend à gonfler le rôle de Yasuke et à lui donner plus d’importance qu’il n’en a réellement eu, pour en faire une figure majeure de l’histoire japonaise, qui aurait été injustement occultée. A quoi bon ? Son histoire est déjà fascinante, inutile d’en rajouter.

Une image d’un samouraï noir « que les médias mainstream ne vous montreront jamais »… et qui a surtout été générée par une intelligence artificielle.

La réaction des Japonais

Si les Occidentaux se déchirent au sujet de la figure de Yasuke, qu’en est-il des Japonais ? Une partie d’entre eux ont adopté sans réserve la figure du « samouraï noir ». Il est par exemple intéressant de constater que cet article le surnomme “黒人侍” (« kokujin samurai »). La formule « samouraï noir » est donc employée tout en étant nuancée par des guillemets.

D’autres, en revanche, ont très mal réagi à l’annonce du jeu. Un internaute du nom de Shimizu Toru a par exemple lancé une pétition pour interdire la commercialisation du jeu d’Ubisoft. Il l’accuse de manquer de respect à l’histoire et à la culture du Japon. En l’espace de deux semaines, la pétition a recueilli près de 50 000 signatures.

Yasuke, de l’histoire à la fiction

Les débats autour de la figure de Yasuke nous en disent finalement plus sur notre époque que sur la sienne.

Dans le cadre d’un jeu vidéo pseudo-historique, sa présence a pourtant tout son sens. Etranger au Japon, il permet de présenter au joueur des informations qu’un personnage japonais connaîtrait déjà. C’est d’ailleurs une pratique courante dans la fiction, comme dans le roman puis la série Shōgun ou le film Le dernier samouraï.

Il constitue de plus un excellent trait d’union entre deux univers : le Japon féodal d’Oda Nobunaga et l’Europe chrétienne des Jésuites. L’histoire du catholicisme au Japon est d’ailleurs un contexte passionnant pour une histoire se déroulant au XVIe siècle. Si le choix de faire de Yasuke l’un des personnages principaux du jeu Assassin’s Creed Shadows peut être vu comme une façon maladroite d’inclure de la diversité, il serait dommage de s’y arrêter.

Yasuke a réellement existé et a connu un parcours unique au monde, dont une partie est bien documentée. Il est déjà le héros d’une série animée, alors pourquoi pas d’un jeu vidéo ?

Crédit image d’en-tête : Ubisoft


Pierre


Je suis le créateur de Ganbare. Polyglotte et passionné par la culture japonaise, j'ai décidé de mettre à votre service mes meilleures méthodes pour apprendre le japonais.


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