Kyūjitai et shinjitai : les deux formes des kanji en japonais

Publié par Pierre, le 16 mars 2023

Temps de lecture :  minutes


Saviez-vous que certains kanji, les fameux caractères japonais, possédaient deux formes ? Il s’agit des kyūjitai et des shinjitai. Peut-être avez-vous vu ces termes barbares dans un dictionnaire, en vous demandant de quoi il s’agissait. C’est justement l’objectif de cet article : vous présenter ces deux formes et les usages auxquels ils répondent.

Pourquoi deux écritures différentes ?

Vous le savez certainement, les caractères japonais, aussi appelés kanji (漢字) proviennent directement du chinois. Vieille de plusieurs millénaires, cette écriture a subi son lot de modifications, aussi bien à travers les époques que dans les différentes aires où elle a été adoptée (Chine, Japon, mais aussi Corée et Vietnam).

Caractères traditionnels et caractères simplifiés

Dans l’espace sinophone coexistent deux systèmes : d’un côté, les caractères traditionnels, qui ont cours à Hong-Kong, Macao, Taïwan, de l’autre, les caractères simplifiés, usités en Chine continentale et à Singapour. A partir de l’arrivée au pouvoir des communistes en 1949, la République populaire de Chine a entrepris un vaste programme de réforme de l’écriture, jugée trop complexe et élitiste, pour aboutir aux caractères simplifiés que nous connaissons aujourd’hui. C’est pour cette raison que certains caractères sont différents selon que l’on se trouve en Chine continentale ou à Hong-Kong.

Ce qui est moins connu, en revanche, c’est que l’écriture japonaise a elle aussi connu son lot de réformes. Nous avons déjà évoqué celle de 1900, qui a standardisé les hiragana et les katakana.

La réforme de l’écriture des kanji

Les kanji ont également reçu plusieurs modifications. A partir de 1926, les autorités japonaises ont cherché à moderniser leur usage, selon les critères suivants.

1) Réduire le nombre de traits dans certains kanji particulièrement difficiles à tracer

Certains kanji étant jugés trop complexes, on a cherché à les simplifier en réduisant le nombre de traits nécessaire à leur tracé. Trois méthodes ont été utilisées.

La première a consisté à substituer une partie du caractère indiquant sa lecture on par un autre composant possédant la même prononciation. Par exemple, le kanji 圍 est devenu 囲, car les éléments 韋 et 井 se prononcent de la même façon, c’est-à-dire i.

L’exemple le plus extrême de ce procédé est sans doute 廳, simplifié en 庁, passant ainsi de vingt-cinq à seulement cinq traits !

La seconde méthode a été le remplacement d’une partie d’un caractère par une variante qui ne possédait ni le même sens, ni la même lecture on, mais qui était plus facile à tracer. Par exemple, 證 a donné 証, alors que les éléments 登 et 正 n’ont ni le même sens, ni la même prononciation !

La troisième a simplement été l’élimination pure et simple d’une partie du caractère. Ainsi, 藝 a perdu sa partie centrale pour devenir 芸 (« art »).

2) Utiliser la forme cursive des kanji

Les Japonais n’ont pas attendu une réforme pour simplifier d’eux-mêmes leur écriture. Certains d’entre eux possédaient déjà une forme plus rapide à tracer à la main, appelée « forme cursive ».

Par exemple, le kanji 圖 était souvent abrégé en 図 pour gagner du temps. Cette forme cursive a été adoptée comme standard pour ce kanji, comme dans 地図 (chizu, « carte »).

3) Limiter les variantes

Un autre objectif de la réforme a été de réduire le nombre de variantes pour un seul et même kanji. Par exemple, pour écrire « île », on trouvait autant 島 que 嶋 et 嶌, l’élément 山 se « baladant » au sein du caractère. De nos jours, seule la forme 島 est considérée comme étant standard.

Les tōyō kanji (1946) et les jōyō kanji (1981)

Suite à sa défaite au terme de la seconde Guerre mondiale, le Japon entreprend une mutation à marche forcée. L’écriture n’est pas en reste : le 16 novembre 1946, le ministère de l’Éducation japonais publie la liste des tōyō kanji (当用漢字), soit « kanji à usage temporaire ».

Cette liste de 1 850 caractères a un double effet : tout d’abord, elle consacre l’usage des kanji. Aussi étrange que cela puisse paraître aujourd’hui, certains réformateurs souhaitaient alors voir leur remplacement complet par les kana, voire par l’alphabet latin. Ensuite, elle impose un standard des kanji et fait un peu de ménage parmi les caractères possédant plusieurs formes.

Les caractères ayant subi une simplification se voient divisés en deux catégories : le shinjitai (新字体) et le kyūjitai (旧字体). Le shinjitai correspond, comme son nom l’indique, à la nouvelle forme du caractère, devenue standard. Le kyūjitai, quant à lui, est l’ancienne forme du caractère. Notez d’ailleurs qu’avant la réforme de 1946, on parlait plutôt de 正字 (seiji), soit « caractères corrects ». Les voilà bien rétrogradés !

Par la suite, une réforme de 1981 a remplacé les tōyō kanji par une nouvelle liste, les jōyō kanji (常用漢字), « kanji à usage commun ». Enrichie en 2010, cette sélection de 2136 caractères fait toujours référence.

Les caractères ne faisant pas partie de la liste des jōyō kanji sont désormais appelés hyōgai kanji (表外漢字) ou hyōgaiji (表外字), soit « caractères en dehors du tableau ». Les kyūjitai sont généralement rangés dans cette catégorie.

Kyūjitai et shinjitai : pourquoi cette cohabitation ?

Vous savez à présent pourquoi on trouve deux formes de kanji dans les dictionnaires. Les différences peuvent d’ailleurs être assez importantes entre un caractère traditionnel et sa version simplifiée.

Prenons par exemple le mot kyūjitai lui-même. Le voici écrit en dans les deux formes :

Rōmaji

Shinjitai

Kyūjitai

kyūjitai

旧字体

舊字體

Eh oui, la différence est assez frappante ! Seul le caractère du milieu reste identique d’une forme à l’autre, tandis que les deux autres sont radicalement différents.

Cependant, il est intéressant de noter que si ce processus de simplification peut sembler drastique, il l’est toutefois moins qu’en chinois. Par exemple, le caractère traditionnel 氣, présent dans les deux langues, est devenu 気 en japonais et 气 en chinois de Chine continentale.

L’usage moderne des kyūjitai

Cette cohabitation entre deux formes concurrentes peut paraître étonnante, surtout plus d’un demi-siècle après la réforme de 1946. En réalité, les kyūjitai n’ont pas tout à fait disparu.

Dans les livres ou les journaux

Tout d’abord, ils sont restés en usage dans l’imprimerie jusque dans les années 50, le temps de moderniser le matériel d’imprimerie.

Ensuite, ils peuvent être utilisés pour donner un cachet traditionnel à un texte. Un auteur japonais a donc la liberté d’opter pour l’ancienne forme d’un kanji pour orthographier un mot. Il en va de même pour les ouvrages initialement écrits avant la réforme : selon l’orientation de l’éditeur (conservateur ou moderniste) ils peuvent être présentés avec les kanji d’origine, ou bien avec l’orthographe remise au goût du jour.

Dans les noms d’organisations

Certaines organisations peuvent inclure des kyūjitai pour écrire leur nom. En voici un échantillon.

Commençons par la prestigieuse université des arts de Tokyo, la Tōkyō Geijutsu Daigaku (東京藝術大学).

Pour écrire « art », le kyūjitai 藝, que nous avons vu plus tôt dans l’article, est préféré à sa forme moderne 芸. De manière assez amusante, le nom de cette université est souvent abrégé en Geidai, écrit 芸大, soit avec le shinjitai ! On remarquera également que l’orthographe n’est pas homogène : le shinjitai 学 est utilisé ici à la place de sa forme traditionnelle, 學.

Attardons-nous sur un cas fascinant : le mot « fer » (tetsu) s’écrit 鉄 en shinjitai, comme dans 鉄道 (tetsudō), « chemin de fer ». Or, il se trouve que plusieurs entreprises, spécialisées dans la métallurgie ou le transport, utilisent le kyūjitai 鐵 dans leur nom. Par exemple, le nom japonais de la Ōigawa Railway, une société de chemins de fer, est 大井川鐵道株式会社 (Ōigawa Tetsudō Kabushiki-gaisha).

Le kyūjitai 鐵 prend ici la place du shinjitai 鉄.

Prenons un cas encore plus étonnant, celui du groupe Japan Railway. Par exemple, la East Japan Railway Company (東日本旅客鉄道株式会社, Higashi-Nihon Ryokaku Tetsudō Kabushiki-gaisha) utilise le shinjitai 鉄 dans son nom officiel japonais… mais pas sur son logo.

La nuance est subtile, mais bien présente : le kanji présent sur cette image n’est pas 鉄, mais bien 鉃. Notez la petite pointe qui dépasse de l’élément de droite sur le premier caractère. Or, le kanji 鉃 n’a pas le sens de « fer », mais de « pointe de flèche ». Alors, pourquoi l’utiliser ?

J’ai trouvé une réponse dans cet article et autant dire qu’elle vaut le détour. Le kanji 鉄 est formé de deux éléments, 金 et 失. 金 sert à désigner l’or ou l’argent (en tant que valeur). 失, quant à lui, peut avoir le sens de « perdre », comme dans le verbe 失う (ushinau). On se retrouve donc avec le mot 鉄道 (tetsudō) qui peut se lire comme « le chemin qui fait perdre de l’argent ». Voilà qui n’est pas très vendeur pour une compagnie de chemins de fer…

D’où cette décision astucieuse d’utiliser un autre kanji. Certaines sociétés ont choisi le kyūjitai 鐵, tandis que Japan Railway a modifié le caractère pour obtenir 鉃, composé de 金 (argent) et 矢 (flèche), sorte de « flèche de fer », un symbole qui sied bien à la rapidité des trains japonais.

Dans les noms propres

Mentionnons un dernier usage possible des kyūjitai : dans les noms propres. Le ministère de la Justice japonais maintient une liste de 863 kanji officiels qui peuvent servir à composer les noms et prénoms. Les kanji concernés sont appelés jinmeiyō kanji (人名用漢字).

Parmi ces caractères se trouvent 212 kyūjitai, qui peuvent être utilisés en lieu et place de leur équivalent en shinjitai. Pour prendre un exemple connu, le prénom masculin Ryū peut s’orthographier 龍 (kyūjitai) ou 竜 (shinjitai).

Le kanji 嶋 que nous avons vu précédemment, variante de 島, fait d’ailleurs partie de ces caractères que l’on trouve dans des noms de personnes ou de lieux.

Faut-il apprendre les kyūjitai ?

Disons-le sans détour : apprendre les kyūjitai n’a strictement aucun intérêt si vous êtes débutant. Vous aurez déjà suffisamment de pain sur la planche avec les shinjitai, alors pourquoi vous rajouter du travail ?

Pour autant, je considère qu’ils ne doivent pas être complètement jetés aux oubliettes.

Un regard sur l’histoire du japonais

Cet article a pour but de vous aider à mieux comprendre l’évolution des kanji. Les kyūjitai peuvent être perçus comme un simple archaïsme, mais ils font partie intégrante de la langue japonaise. De plus, ils éclairent souvent plus le sens des mots que ne le font les shinjitai.

Prenons par exemple le mot 台風 (taifū), « typhon ». Le second caractère, 風, qui signifie « vent », est très explicite, mais le premier, 台, peut avoir le sens de « base, piédestal » ou peut servir à compter des machines. A priori, pas grand-chose à voir avec un phénomène météorologique… Et si je vous disais que l’orthographe de ce mot en kyūjitai est 颱風 ? Lorsque le kanji 颱 a été remplacé par 台, il a été amputé de sa partie gauche, qui correspond au kanji 風, « vent ». C’est tout de suite plus parlant ! Certains puristes préfèrent donc les kyūjitai au shinjitai car ils sont plus précis au niveau du sens.

Donc si mémoriser les kyūjitai n’a pas beaucoup de sens, n’hésitez pas à y jeter un œil lorsque vous cherchez un kanji ou un mot dans le dictionnaire. Le Wiktionary comme Jisho fournissent presque systématiquement les deux formes.

Pour aller plus loin

Si vous avez un intérêt tout particulier pour les kyūjitai, vous pouvez utiliser ce convertisseur pour connaître l’ancienne forme d’un kanji. Il a d’ailleurs été conçu par un ami passionné de langues asiatiques, que j’avais eu l’occasion d’interviewer sur mon autre site.

Connaissiez-vous les kyūjitai ? Y en a-t-il que vous savez lire ou que vous utilisez ? Vous pouvez nous en faire part dans les commentaires.


Pierre


Je suis le créateur de Ganbare. Polyglotte et passionné par la culture japonaise, j'ai décidé de mettre à votre service mes meilleures méthodes pour apprendre le japonais.


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  • Très bon article sur un point dont on parle trop peu. Je me permets quelques petits précisions.

    Il y a une catégorie spéciale de simplification des kanji qui sont constitués de plusieurs parties identiques, puis ont été réduits à un seul radical ayant remplacé le sens d’origine du kanji d’où vient ledit radical. Ainsi, le kanji 虫 (qui signifie aujourd’hui « insecte ») avait un sens différent autrefois, désignant généralement l’ensemble des créatures rampantes, avant que n’apparaisse le kanji 蟲 qui désigne plus spécifiquement les insectes. Puis ce dernier a été simplifié pour ne garder qu’un seul radical, à savoir 虫, qui a pris le sens « d’insecte » tel que nous connaissons aujourd’hui : ainsi, 蟲 est la version traditionnelle du kanji simplifié 虫 (et je crois que cette version simplifiée est également utilisée en Chine, donc il faut croire que le Japon a dû adopter certaines simplifications venues de Chine à ne je sais quelle époque). Il s’est passé la même chose pour le kanji du fil 糸, qui désignait plus généralement des fils de soie (me semble-t-il) et qui est la version simplifiée du kanji traditionnel 絲 qui désigne le « fil » tel que l’on connaît aujourd’hui.

    Certains kanji n’ont de « simplifié » que le nom, parce que parfois, ça consistait juste à enlever un seul trait, comme le kanji 器 qui est la version « simplifiée » de 器 (pour ceux qui aiment le jeu des 7 différences, faites-vous plaisir à trouver la ch’tite différence entre ces deux kanji ! ).

    Parfois, il y a des contradictions dans certaines simplifications. Par exemple, le kanji 竜 du dragon est la version simplifiée de 龍 et il sert de radical à d’autres kanji simplifiés comme celui de la cascade 滝 (version simplifiée de 瀧). Sauf qu’il existe des kanji qui n’ont bizarrement pas repris le radical simplifié du dragon, mais son radical traditionnel, comme le kanji de l’attaque (襲) ou du panier (籠) : allez comprendre !

    Bon, parfois, le kanji traditionnel était absolument infâme : je pense en particulier au kanji traditionnel de la tortue, qui s’écrit 亀 aujourd’hui (la Chine a opté pour une version encore plus simplifiée), mais s’écrivait autrefois… 龜 (bon courage pour deviner du premier coup le nombre et l’ordre exacts des traits !!! ).

    Niveau usage, on retrouve certains kanji dans des titres d’oeuvres plus ou moins populaires. Par exemple, l’anime traduit chez nous « en bon français » par « Silent Voice », s’écrit en japonais 聲の形 : 聲 est la version traditionnelle du kanji 声 de la voix.
    J’ai aussi personnellement rencontré plusieurs fois le kanji 蟲 évoqué plus haut, à travers le manga et anime 蟲師 (Mushi-Shi, je le recommande chaudement d’ailleurs), et dans le jeu vidéo « Zelda Twilight Princess » : il semblerait que ce kanji soit utilisé pour désigner des créatures magiques en forme d’insectes.

    Autrement, si comme moi vous vous intéressez à la littérature japonaise du début du XXème siècle/fin du XIXème siècle, c’est-à-dire des époques 明治 (Meiji), 大正 (Taishou) et 昭和 (Shôwa) où les auteurs japonais commençaient à délaisser le 古文 (« Kobun ») ou « japonais classique » (trop long à expliquer ici), vous avez tout intérêt à apprendre les kanji dans leurs formes traditionnelles (ainsi que le 歴史的仮名遣い ou « orthographe historique des kana » – ça aussi, longue histoire, trop long à raconter ici), parce que sur un site comme 青空文庫 (Aozora Bunko, proposant des oeuvres littéraires dans le domaine public), tous les livres proposés ne le sont pas dans leur version réécrite avec l’orthographe actuelle des kana et avec les kanji simplifiés Shinjitai. Pour s’y retrouver, voici les mots-clés auxquels prêter attention sur ce site, quand on consulte la page principale de telle ou telle oeuvre :

    – 新字新仮名 : « Nouveaux kanji, nouveaux kana » : orthographe actuelle des kana et kanji simplifiés Shinjitai ;
    – 新字旧仮名 : « Nouveaux kanji, anciens kana » : orthographe historique des kana et kanji traditionnels Kyûjitai ;
    – 旧字旧仮名 : « Anciens kanji, anciens kana » : orthographe historique des kana et kanji traditionnels Kyûjitai.

    Je le dis, parce que la première fois que je suis tombé sur un roman en version 旧字旧仮名 sur Aozora, j’étais très, très perturbé, je n’y comprenais rien.

    Pour finir, il ne faut effectivement pas se focaliser sur les kanji traditionnels dans un premier temps, quand on est débutant. Mais ensuite, pour être tout à fait honnête, une fois que le nombre de kanji mémorisés a dépassé une certaine « masse critique », les nouveaux kanji deviennent presque une formalité à apprendre, y compris ces quelques 300 kanji en version traditionnelle (oui, au total, il y en a 300 environ, une précision qui me semble importante à évoquer).

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